Benjamin Fondane lecteur de la Bible N° 16
La source juive dans l’Exode
Francine Kaufmann« L’homme de l’Ancien Testament »
Dans un temps où la mort « ayant parachevé les travaux de la haine », Benjamin Fondane était non « un bouquet d’orties » sous nos pieds, mais une fine fumée dans le ciel d’Auschwitz, Geneviève Fondane, dans une lettre à Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud, décrivait la vie intérieure, le visage intime de son époux, « le Fondane profondément juif, dans le meilleur sens du mot, dans son sens mystique d’Israël peuple témoin, choisi et aimé de Dieu ». Elle ajoutait : « Ce côté d’homme de l’Ancien Testament […] est d’une importance primordiale pour la compréhension de son œuvre ».[1] Une telle confidence, dans la bouche de celle qui l’a connu dans son intimité, y compris à la fin de sa courte vie, m’incite, après tant d’autres, à traquer la source juive, biblique et mystique, qui irrigue son œuvre souvent sibylline. Elle porte témoignage d’une écriture et d’un comportement enracinés de manière privilégiée dans la Bible hébraïque, ce que confirment plusieurs textes de jeunesse et de maturité.
C’est ainsi que dans « Métempsychose », poème en prose publié en 1916 dans Hatikvah,[2] le poète s’identifie à tous les humains, de tous les temps : « Je me suis arrêté sous tous les temps, sous tous les moules, sous toutes les formes. Je fus l’homme » (p. 174, souligné par moi). Mais il s’incarne essentiellement dans les personnages de la Bible hébraïque (qu’il évoque, sans toujours les nommer, depuis Adam, Caïn, Joseph, Moïse, les Hébreux dans le désert, Samson ( ?[3]), David, les Juifs de la destruction du Temple, puis, par la suite, ceux de l’Inquisition, des ghettos, des pogroms : je pleurai, ou bien je ris, pour le malheureux destin de mon peuple, Israël (ibid. p. 176[4]). Or parmi tous ces personnages, on trouve Jésus, auquel il s’identifie mais qui – sans doute avec lui –, s’écarte de ceux qui s’en sont emparé : Et je fus Jésus. Mais ceux qui portèrent ma parole n’étaient pas de mon peuple. Et comme un fils prodigue je retrouvai mon origine (ibid. p. 175). C’est ce même mouvement qui le pousse, vingt-deux ans plus tard, à répondre ainsi à Jacques Maritain, qui lui a prêté son exemplaire des Juifs dans lequel il vient de lire sa contribution[5] :
« Oh, combien d’accord avec vous que […] c’est dans la Bible qu’il faut chercher le mystère de la durée et du malheur d’Israël. Sans doute ne pouviez vous faire autrement que nous présenter la solution chrétienne ; et ici, il se peut que je m’éloigne un peu de votre pensée. Je remarque que les malheurs et l’ « errance » d’Israël parmi les nations ont commencé bien avant la venue et la mort du Christ, que déjà le Deutéronome l’en menace ; la « bonne nouvelle » le surprend déjà éparpillé à Rome comme à Athènes ; et déjà mal vu et raillé, comme le prédisait le Texte » (ibid. p. 208).
En somme, de son propre aveu, le thème de la Dispersion et de la succession des malheurs d’Israël, à travers l’espace et le temps, fil rouge qui traverse la pensée de Fondane durant toute sa vie d’écrivain, trouve sa source profonde dans la Bible hébraïque, dans les chapitres de menace et de consolation prononcés après l’Exode d’Égypte et qui figurent, notamment, dans le Deutéronome, et non dans une prétendue malédiction provoquée par un acte présumé de déicide : accusés d'un délit que vous n'avez pas fait, / d’un meurtre dont il manque encore le cadavre (« Préface en prose » de l’Exode[6]). Or ces vers sont sans doute inspirés par un poème de Heine dont il rend compte dans sa jeunesse, « Disputatio », qui relate le débat théologique entre un prêtre et un rabbin sur les vérités de leurs fois respectives : Sont-ce ceux des Juifs qui l’ont tué ?/ Il est malaisé de le dire,/ Vu que le corpus delicti / Disparut au bout de trois jours (ibid. p. 61).[7]
Malgré sa connaissance profonde et empathique du Nouveau Testament (NT)[8], c’est donc bien dans l’Ancien (AT) que Fondane se repère, plongeant dans la source commune, dans ces temps qui précèdent l’introduction d’un mortel malentendu entre les deux religions issues de la parole du Sinaï. Dans un poème de 1942 retrouvé par Monique Jutrin au dos d’un calendrier, il en appelle ainsi aux chrétiens : vous êtes tous que voilà, en quelque sorte/ des juifs, des fils cadets de ma miséricorde/ donc de ma colère.[9] Colère et miséricorde divines : voici bien les maîtres-mots qui constituent l’une des trames de L’Exode.
On remarque cependant que Fondane évolue avec le temps à travers sa lecture de la Bible hébraïque. Dans sa jeunesse, il n’y voit qu’une fiction littéraire. Dans un article publié dans Rampa, en 1920, il la met en parallèle avec l’Odyssée (où parlant de la Bible, il ne cite d’ailleurs que des livres de l’AT) : « La Bible, en tant que texte littéraire, éveillait ma curiosité. Non ma foi. Il y a une parabole dans la Genèse, des éclairs dans le Deutéronome, de la rosée dans Ruth, des tapis persans dans le Livre d’Esther, une plainte dans les Psaumes, un sourire dans l’Ecclésiaste, des images hallucinées dans Ezéchiel » (ibid. p. 53)[10]. Mais dans sa lettre à Maritain, en 1938, il apparaît sincèrement ébranlé par la charge des textes qu’il évoque : « L’Ancien Testament nous dit bien que la cause des malheurs d’Israël vient de ce qu’il néglige son Dieu et a sacrifié à d’autres dieux – […] Rien n’est clair en tout cela, tout est embrouillé, confus, et cependant, certes, la seule chose claire c’est que la clef de l’énigme est dans l’Écriture. A moins qu’elle ne soit dans les mains de Dieu » (op. cit. 209). Est-il devenu croyant ? Peut-être pas. Mais son regard a changé depuis l’époque où il parlait de la Bible comme résonnant des « malédictions des prophètes et la foudre de Jéhovah »[11], produit falsifié de l’imagination d’un « lettré dément », et qu’il décrivait ainsi le « Jehova biblique » : « Hystérique de solitude, effrayé par son ombre, il est sanguinaire parce que craintif et maniaque » (voir note 10). Dans le poème XVI du recueil composé en 1942-43 (sous le titre du Mal des fantômes), il évoque certes un Dieu de vengeance, mais tendre sous la rouille. Il l’appelle Dieu de mes pères (MdF 93). Dans L’Exode, il ne le nomme plus Jehova, le nom imaginé par les traductions chrétiennes à partir des quatre consonnes sans voyelles (donc imprononçable) du Tétragramme, (YHVH, consonnes du verbe « être », conjugué au passé, présent et futur) mais il l’interpelle avec douleur : Es-tu Celui qui meut le devenir/avec quelques liquides et diphtongues ?[12]. Il Lui dit : Seigneur, je ne t’ai pas oublié ! (MdF 169), Lui redonne son appellation hébraïque : Adonaï Elochenu[13] (MdF 180). Il reconnaît que même si, une fois la paix revenue, il retournera sans doute à d’autres dieux : ici, sur la route, dans le désastre et dans le chaos, il reprend à son compte la profession de foi juive du Chema Israël (« Écoute Israël, l’Éternel notre Dieu, l’Éternel est UN ») : il n’est pas d’autre Dieu. Tu es seul !/Terrible, Igné, Miséricordieux, Unique ! (ibid.). Le Dieu d’Israël a retrouvé pour lui, au cœur de la tourmente, toute la complexité de ses attributs traditionnels, contradictoires et complémentaires. Il est à la fois Dieu d’amour et de rigueur, de Justice (dine) et de pitié (ra’hamim), Terrible (nora) et Miséricordieux (ra’houm), Unique (E’had), Igné (chale’èvète Yah)[14] manifestement présent dans son absence qui fait pourtant scandale : d’une absence qui s’étale […] Où est-elle ta Justice ?/Où est-elle ta Pitié ?[15] (MdF 193).
Voyage autour d’un titre
Le recueil à plusieurs voix, intitulé tardivement L’Exode, comporte un sous-titre latin (Super flumina Babylonis), et un exergue emprunté à Homère, le tout ponctué d’un ironique : ET VOILÀ ! en capitales et souligné d’un point d’exclamation[16].
Ce triptyque qui, à l’heure du nazisme triomphant, associe la Bible hébraïque, la Vulgate latine[17] et L’Odyssée grecque, indique clairement au lecteur qu’il sera question ici du destin de l’homme en général, du peuple juif en particulier, caractérisé par l’errance et l’exil, exprimé dans certains des hauts chants de l’humanité. Mais l’ironie ramène l’épopée, la tragédie, la lamentation à la dérisoire constatation que le lot humain est un pauvre destin commun et éternel, les dieux s’amusant de la peine des hommes transformée en chant, en spectacle écartant leur ennui et enrichissant le patrimoine littéraire : « Et voilà ! ».
Les dieux ont ordonné la mort
de ces hommes afin d’être sujets
de chants pour les générations à venir.
Homère
Toutefois, cette citation prend tout son sens lorsqu’on constate qu’elle clôturait déjà en 1919, le second des onze essais publiés en roumain sous le titre : « Judaïsme et hellénisme »,[18] citation amenée et commentée ainsi à l’époque par Fondane :
« Les Grecs voyaient le monde comme un phénomène esthétique. Le judaïsme a donné naissance à un art dont la finalité est morale. […] le judaïsme recherche la vérité, l’hellénisme recherche le beau. […] Le Dieu judaïque est partout, dans l’absolue justice avec laquelle se pèsent les vertus d’un Job souffrant de plaies, mais pénétré de foi jusqu’à la moelle des os. Les dieux helléniques aussi sont tout entiers contenus dans ces vers d’Homère de l’Odyssée (le dieu juif se souciant de justice et le grec de beauté) : « Les dieux ont ordonné la mort de ces hommes afin d’être sujets de chants pour les générations à venir ».[19]
A la lumière de ce texte, le jugement d’Homère placé sous le double titre (biblique) du recueil L’Exode exprimerait l’opposition entre le chant refusé des Juifs, dans un monde sans justice – et en particulier dans l’oppression de l’exil babylonien –, et l’épopée grecque, où la mort des héros engendre la poésie. Sous le thème dominant des souffrances de l’errance (l’Exode) et de l’exil (près des fleuves de Babylone), s’enchevêtre, en fil de trame, la question du sens de l’art du poète : comment chanter dans un monde sans pitié ? (Nous y reviendrons dans la seconde partie, à paraître, de cet article).
« L’Exode » semble avoir été à l’origine, dans l’intention de Fondane, le titre de la suite de chants numérotés de I à XVIII, intitulée « Intermède » dans la version finale. Le thème en est essentiellement l’exode de 1940, qui vit la France lancée sur les routes pour fuir l’avance allemande. Mais le sous-titre de cet « intermède » : « Colère de la vision », ramène à la Bible et aux imprécations divines, relayées par les prophètes (et les Évangiles). L’Exode est le livre biblique qui relate non seulement la sortie d’Égypte (la délivrance, la liberté), mais d’abord l’esclavage et les persécutions, les miracles divins, puis l’errance durant quarante ans dans le désert, ponctuée par la Révélation et le décalogue, les trahisons d’Israël (notamment le veau d’or), les menaces divines et la promesse d’une consolation. C’est dans L’Exode qu’on trouve les prémices de la doctrine de la Rétribution, doctrine centrale dans la Bible, (juste récompense ou punition, dans ce monde-ci, pour les bonnes actions ou les transgressions : Ex 20, 12, Lv 26, Dt 11, 13-21 ; 15-10 ; 28 etc.).
La superposition des deux sens de l’appellation EXODE est explicite dans le Testament littéraire de Fondane : « L’EXODE (Super flumina Babylonis). Livre de poèmes inachevé. La place est indiquée au milieu pour les poèmes de l’EXODE français ».[20] Le thème en est bien une vision en abyme de l’Exode au miroir d’un autre exode, de mille exodes, voire de mille esclavages (d’où l’évocation de l’esclavage des noirs et de leurs chants, sur les bords du Mississipi, mis explicitement en relation avec l’esclavage des bords du Nil ; MdF p. 164). Le particularisme de la « vision » ouvre à l’universalisme de l’expérience humaine. Déjà dans sa jeunesse Fondane écrivait que « l’âme d’un poète est la quintessence du peuple dont il est l’interprète, (et) elle peut pleurer de la « douleur d’autres cœurs ».[21]
Le poète intercède donc ici pour son peuple, comme jadis Abraham intercédait pour Sodome, puis Moïse et les prophètes pour Israël : « dans ta colère souviens-toi de tes compassions ! » demandait Habacuc (3, 2). Mais le peuple de Fondane est à la fois le peuple juif et le peuple français, et au-delà le peuple de la terre, humain, trop humain.
Aie pitié, aie pitié de la terre de France !
Comme elle est belle ! Telle que Tu l’avais créée
du néant, de Tes mains savantes et amoureuses […]
Aie pitié, aie pitié, Seigneur,
de cette France que j’ai connue dans les livres,
pure, et qui m’écœure, souillée et dans le sang (MdF p. 180).
A y regarder de plus près, l’exode de 1940 suscite une remontée de la mémoire, signifiée par un parallélisme formel avec ces vers d’Ulysse :
- J’ai vu ces paysans en 1914
Fuir les Autrichiens, quitter la terre au cou des bœufs, […]
Aie pitié, aie pitié de ces hommes de 1914
Aie pitié, aie pitié de ces rats qui fuient le bateau (MdF p. 27).
Un peu plus tard, sur le bateau qui l’emmenait en Amérique du sud, il avait côtoyé des émigrants
- Amérique, ta terre est vaste
Aie pitié de ces pauvres et sales émigrants
Qui se déplacent, lents, avec leurs dieux anciens (MdF p. 55).
On ne s’étonne pas de retrouver, sur les rives de Babylone, cet appel du chœur des exilés aux gardes de la ville : ayez, ayez pitié de ces pauvres orties (MdF p. 192), l’exil des déportés de Jérusalem à Babylone faisant écho à la traque et à la déportation des Juifs durant la Shoah (les orties de la préface en prose), et à l’exode des Français en 1940.
D’ailleurs, dans une sidérante condensation du temps et de l’espace, Jérusalem et Paris, la rivière du Siloé et la Seine se confondent dans une bousculade éperdue devant l’ennemi (MdF p. 181), tandis qu’entraîné dans la débâcle de l’armée française, son lourd fusil sur l’épaule, Fondane se rappelle d’où il vient :
j’étais venu de loin, de plus loin que l’Histoire !
Le Nil me racontait le soir
ma romance. J’avais
fait la mer Rouge à pied. Avais-je cru,
avais-je vraiment cru qu’on pouvait t’arrêter
Histoire, avais-je cru
que le fusil sans Lui
allait changer le cours des temps ? (MdF ibid.),
Oui, seul LUI, le Dieu de colère et de compassion, peut réorienter l’histoire et changer « la fin », s’il prend l’homme en pitié. D’où ce lancinant : Aie pitié, aie pitié, peut-être inspiré à Fondane par la prière juive Ra’hem (Aie pitié), récitée chaque jour au cours de la prière après le repas (Birkate hamazone), et qui évoque l’exil de Babylone : « Aie pitié, Éternel, notre Dieu, de ton peuple Israël, de Jérusalem ta ville, de Sion, séjour de ta gloire, de la royauté de la maison de David, ton oint, et de la grande et sainte maison [le Temple] sur lequel est invoqué ton Nom ». Une version un peu différente est insérée le 9 av, jour du jeûne anniversaire de la destruction des deux Temples de Jérusalem, dans la prière centrale de l’office (la Amida) : Ra’hem étant remplacé par Na’hem (console) dans l’office de l’après-midi :
« Console, Éternel notre Dieu, les endeuillés de Sion, et les endeuillés de Jérusalem, et la ville détruite, pillée et ruinée; sans ses enfants elle demeure, et sa tête est enveloppée, comme une femme stérile qui n'a pas enfanté. Les légions l'ont ruinée et en ont hérité ; ils ont passé ton peuple d'Israël par l'épée, et ceux qui chérissent le Très-Haut furent tués par le méchant. C'est pourquoi Sion verse des larmes amères, et Jérusalem fait entendre sa voix. Mon cœur, mon cœur, pleure sur leurs cadavres, pleure sur leurs tués, car toi, Éternel, l'as détruite par le feu, et par le feu Tu la reconstruiras. »[22]
On reconnaît bien des accents de L’Exode et peut-être l’écho de ce vers : Le feu dévorant à l’origine, le feu dévorant à la fin (MdF 171).
Une remarque encore : la prière qui surgit en une langue que j’ai oubliée, mais dont/je me souviens aux soirs émus de Ta Colère :/« Adonaï Elochenu, Adonaï Echod ! » (MdF p. 180) est prononcée par le poète devenu prophète et grand-prêtre accomplissant le rite de l’expiation du bouc envoyé dans le désert (Me voici Aaron, ibid.). Mais c’est pour la France qu’elle implore la pitié, comme le confirme d’ailleurs une lettre de Geneviève Fondane :
« …plus tard il me raconta (après la débâcle de 1940) avec quelle foi, quelles supplications, quelles larmes, il avait prié : « Adonaï Elochenu, Adonaï Echad ! » cette terrible nuit de juin 1940 où, soldat au poste de Saint-Assise, il apprit la chute de Paris. Son poème VIII de l’intermède de Super flumina Babylonis, si beau pourtant, n’arrive pas à rendre l’intensité, le déchirement de sa prière pleine de sanglots, telle qu’il m’en parla ».[23]
Pour ma part, je ne peux m’empêcher de penser au texte qu’il écrivit en 1915 à la mémoire de son oncle Elias Schwarzfeld, frère de sa mère Adela, expulsé de Roumanie en 1888 à cause de son activité politique en faveur de l’émancipation des Juifs roumains et qui s’installa et mourut en France. Fondane, dans son eulogie, contemple la photo, prise à Angers, de son oncle et de sa tante, aux côtés de son cousin blessé dans la Guerre de 14 :
« D’un côté lui et elle, transplantés d’un pays lointain. Ils viennent d’un territoire où le soleil ne brille pas pour tous à égalité. Déracinés, ils se sont assimilés à une autre terre. De l’autre côté : leur fils, né quelques semaines après leur départ forcé du pays. Il a été prénommé - quelle ironie, quelle désolation dans ce mot ! – Exil […] Exil, enfant de cette nouvelle patrie – la patrie de la justice-, de la révolution, de la civilisation. Il est étendu sur une chaise longue. Il a été blessé à Arras. C’est un premier tribut du sang - versé pour un pays sachant reconnaître l’universel droit de vivre. Ces deux combattants - pour deux peuples différents – se regardent avec un amour sans limites ».[24]
Je ne doute pas que ce souvenir de jeunesse, la blessure pour la France de son cousin prénommé Exil et le déracinement de l’oncle expulsé, n’aient nourri sa compassion pour les émigrants, son propre amour pour la France, et partiellement inspiré le chant V de l’Intermède, où sont chantés les Français de toutes origines, couleurs et classes, Français selon les droits de l’homme, […] qui ont ensemencé de leur mort cette terre/et qui sont devenus Français, selon la mort. (MdF p. 178).
De l’Exode d’Égypte à l’Exil de Babylone, des expulsions aux déportations, de la fuite sur les routes des civils et des soldats de toutes les guerres, la figure du malheur et de l’errance, l’espoir de la délivrance et de la libération, créent une seule image démultipliée, enracinée dans la Bible mais aussi dans la sensibilité personnelle du poète et dans un autre souvenir d’enfance, plus lointain encore, où une autre prière hébraïque émanait de la bouche de son père, pour d’autres persécutés, victimes d’un pogrom d’Ukraine, et dont l’écho se trouve dans Ulysse :
J’ai voyagé avec vous dans le train, mon père est là […]
il a la charge de ce convoi d’émigrants […]
il gémit de temps en temps Ribono Schelolam ! [25]
En esprit il parle à Dieu, mais il pense au pogrom,
il pense à cette histoire (que de fois répétée)
d’exodes de vieillards fuyants avec leur thora,
leurs édredons et les enfants à la tétée
que de fois faudra-t-il que la mer Rouge s’ouvre,
que nous criions vers toi du fond de notre gouffre,[26]
la sortie de l’Égypte n’était-elle qu’une figure
de cette fuite éperdue le long de l’histoire future,
et Jérusalem n’était-il que symbole et que fable
de ce havre qu’on cherche et qui est introuvable ? (MdF, p. 33)
Le « temps nié »[27]
Bien que présent dans d’autres civilisations, dans d’autres littératures, le thème de la répétition d’événements paradigmatiques à travers l’histoire, la condensation du temps en une seule expérience existentielle, constituent depuis la haute Antiquité une donnée première de la conscience juive. Surtout lors du rituel de la soirée pascale, le Seder, où chaque juif est invité à revivre l’Exode, à sortir lui-même d’Égypte. La narration (Haggada) lue en hébreu dans des livres généralement bilingues (pour que chacun puisse suivre) égrène les temps forts de la persécution, qui depuis les Patriarches ont précédé et suivi la libération de l’esclavage, affirmant qu’à chaque époque, Dieu conserve la promesse faite à Israël : « C’est elle qui a soutenu nos pères et nous-mêmes. Car ce n'est pas un seul [oppresseur] qui s'est levé contre nous pour nous détruire, mais, dans chaque génération, on se lève contre nous pour nous détruire ; et le Saint, béni soit-Il, nous sauve de leur main ! » [Vehi chè’ameda]. Or il ne s’agit pas du sentiment d’une simple répétition mécanique : l’évocation de l’Exode et des persécutions séculaires se traduit, durant le Seder, par une réitération concrète, revécue à titre personnel, selon l’injonction biblique et talmudique, transcrites ainsi dans le texte ancestral de la Haggada [Bekhol dor vador…] :
« Dans chaque génération, l'homme est tenu de se considérer comme s'il était lui-même sorti d'Égypte, comme il est dit [Ex 13, 8] : « Tu raconteras à ton enfant en ce jour, disant : c'est pour ceci que l'Éternel a agi pour moi quand je suis sorti d'Égypte ».
Le Saint, béni soit-Il, n'a pas seulement libéré nos pères d'Égypte, mais Il nous a libérés aussi avec eux, comme il est dit [Dt 6, 23]: « C'est nous qu'Il sortit de là-bas, pour qu'Il puisse nous emmener pour nous donner la terre qu'Il avait promise à nos pères ». » (Souligné par moi).
On remarquera le passage du Je au Nous (longuement commenté dans l’exégèse juive), qui caractérise aussi L’Exode de Fondane, mêlant le destin collectif à l’expérience individuelle (procédé qui mériterait une étude à part). Même si l’influence directe de la Haggada reste une hypothèse, même si les connaissances juives de Fondane sont limitées, l’imprégnation juive est bien réelle. Elle se situe à un autre niveau, comme Fondane en est conscient et le constate, lors d’une visite en 1920 « Dans le cimetière juif de Jassy », où il entend égrener la prière des morts. « Les paroles hébraïques ne me disent rien. Je ne possède pas la clé de leur sens.[28] Mais elles disent des choses qui éludent la pensée, glissant ailleurs ».[29] Il s’agit bien d’une connaissance intuitive et immédiate du judaïsme, qui prend racine dans des impressions d’enfance ayant laissé une marque indélébile. Or dans la phrase qui suit, Fondane évoque les soirées du Seder vécues en famille et la lecture de la Haggada par son père : « A Pâque (je me rappelle bien), le soir, pendant le repas, l’on ouvre la porte. Peut-être pour que le vent entre. Peut-être pour qu’Élie entre. Et mon père chantait trop bien en hébreu, pour qu’Élie ne fût pas venu boire. Le verre – c’était un verre bleu comme un vitrail – l’attendait, rempli de vin. Et Élie venait » (ibid.). Tout juif qui a vécu le Seder dans son enfance se souvient d’avoir surveillé le niveau de vin dans la coupe remplie du prophète Élie, persuadé que le vin a tremblé et diminué, effleuré par les lèvres invisibles d’Élie. Or le prophète Élie est appelé à revenir à la fin des temps annoncer la Délivrance ultime, la venue du Messie. Sa présence marquée par sa coupe sur la table du Seder, au milieu des symboles de l’esclavage (le plateau du Seder) et de la délivrance (le pain azyme et le vin) fait éclater les frontières du temps, nie le temps banal de l’Histoire pour faire pénétrer l’éternité de la transcendance dans le temps fini de l’immanence, pour introduire le monde spirituel dans le monde matériel. Là encore, Fondane reproduit cette donnée dans son œuvre poétique :
Samedi pénétrait dans les maisons bénies
sans repousser les portes, et dans les verres pleins
trempait ses lèvres. (Titanic, MdF p. 131).
Qui tourne autour de moi ?
Qui boit ma vie dans mon verre ? (Titanic, MdF p. 144, souligné par Fondane).
– Dieu est mort ? Eh! sans doute. Mais n’est-ce pas notre
tâche […]
de lui céder dans notre verre
une part de boisson dont il se peut qu’il boive (L’Exode, MdF p. 197).
Impression d’enfance, nostalgie de la transcendance, espérance messianique au sein des tribulations de l’exode, attente du retour de la Chekhina – la Présence divine... Encore une donnée traduite, transcrite par Fondane dans L’Exode, que nous développerons ultérieurement. Nous y passerons en revue d’autres thèmes bibliques (par exemple l’exil de la Chekhina et ses larmes, les formes poétiques, les figures et les images inspirées par la Bible, le cri et le refus du chant), ou par la liturgie (l’influence probable des prières de Roch Hachana et Kippour : Nouvel an et Jour des expiations).
[1] Lettre du 21 mars 1947, in Benjamin Fondane, Entre Jérusalem et Athènes. Benjamin Fondane à la recherche du Judaïsme, Parole et Silence, 2009. Textes réunis par Monique Jutrin, pp. 239-240. (Livre cité infra : BF Recherche).
[2] Hatikvah, II, 1, 19 juin 1916. Traduit par Marlena Braester in BF recherche, pp. 173-176.
[3] Quand Fondane écrit : Et je frappai mes ennemis avec des queues d’âne, il pense peut-être à Samson qui attaque ses ennemis en attachant 300 renards par la queue. Plus tard il les frappe avec des mâchoires d’âne (Juges 15, 4 et 15).
[4] On pense à cette parabole du traité talmudique Makkot (24 a et b) : Rabbi Akiba rit alors que les autres rabbins pleurent en entendant la rumeur tranquille de Babylone puis en voyant un chacal sortir des ruines du Temple de Jérusalem : Akiba rit parce que si Dieu a tenu sa promesse de destruction (Lamentations 5, 18), il tiendra donc aussi sa promesse de reconstruction (Isaïe 8, 2).
[5] Les Juifs, Plon, « Présences », 1937, ouvrage collectif.
[6] Dans Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, édition Verdier, 2006, p. 153. Cette édition est citée infra sous le sigle : MdF.
[7] « Les mélodies hébraïques de Heinrich Heine », in Mântuirea, no 144, 11 juillet 1919. Article traduit par Marlena Braester in BF recherche, pp. 60-64.
[8] C’est bien une page du NT qu’il réinterprète dans le drame qu’il écrit en 1917-18 à Jassy : Le Reniement de Pierre, traduit récemment en français in : Benjamin Fondane, Poèmes d’autrefois, Le Reniement de Pierre, traduits du roumain par Odile Serre. Le Temps qu’il fait, 2010, pp. 91-118. Notons que « Le reniement de Pierre » est aussi un poème des Fleurs du mal, de Baudelaire.
[9] Cité par Monique Jutrin, Avec Benjamin Fondane au-delà de l’histoire ou les Carnets d’Ulysse (1924‑1944), Parole et Silence, 2011, p. 104. (Infra : Avec BF)
[10] B.F., « La traduction de la Bible », Rampa, IV, 1920, n° 801, 28 juin, p. 1-2, repris dans BF Recherche, p. 53.
[11] B.F., « Gloses sur Le Cantique des Cantiques de Salomon », Flacăra, 1922, 7 juillet, pp. 423-424, repris dans BF Recherche, p. 56.
[12] Fondane sait-il qu’en hébreu « voyelle » se dit tenoua (mouvement), qui met en mouvement les consonnes (‘itsourim = fixations) ? Le Nom de Dieu dit l’Être intemporel qui amène le monde à l’être par la parole.
[13] « Elochenu » est une erreur de transcription. Il aurait fallu : « Eloheynu », avec un h aspiré. (En revanche « echod », où ‘ch’ reproduit, comme en allemand la gutturale ‘heth, est exact, avec la prononciation ashkénaze : ‘o’ pour kamats).
[14] On peut comparer cette notation avec la remarque du Fondane en 1919 qui, dans Judaïsme et hellénisme, fait un parallèle entre l’art et les dieux des Grecs et des Juifs : « Comme il est vague, ce Dieu sans forme, ce Dieu-flamme, ce Dieu-essence ! » (repris dans BF Recherche, p. 124, souligné par moi). « Dieu-flamme », et ici « Dieu igné », évoquent l’appellation biblique chale’èvète Yah, du Cantique des Cantiques 8, 6 : l’amour (humain/divin) est « une flamme de Dieu ».
[15] Cette phrase est attribuée au prêtre babylonien, mais sa tirade entière représente l’une des voix du poème dramatique qui relate la relation tragique entre l’homme et les dieux, entre Dieu et Israël.
[16] La page de titre se trouve p. 149 du MdF. Monique Jutrin a étudié la genèse de L’Exode, et notamment du titre dans « L’Exode. Super flumina babylonis : les phases d’une gestation », Cahiers Benjamin Fondane no13, 2010, pp. 19-33.
[17] Super flumina Babylonis est le titre du Psaume 136 dans la traduction latine de St Jérôme. Dans la Bible hébraïque il porte le n° 137 et s’intitule : ‘Al neharoth Bavel
[18] Mântuirea, I, 1919, n° 172, 9 août, p. 1. repris dans BF Recherche, pp. 97-99.
[19] Monique Jutrin pense que Fondane a pu remarquer ces vers en lisant Nietzsche, qui les cite dans Humain, trop humain : voir note 2 p. 99 de BF Recherche.
[20] Le Testament littéraire de Fondane est publié par Monique Jutrin dans Avec BJ, op.cit., pp. 183-186.
[21] « Un frère de ma mère : Le Docteur E. Schwarzfeld », Hatikvah, I, 1915, no 3, 7 juillet, pp. 51-52.
Repris dans BF Recherche, p. 33.
[22] Voir aussi dans la Bible : Jérémie 31, 19 ; Psaume 103, 13.
[23] Fragments du journal de Geneviève Fondane, repris dans BF Recherche, p. 242.
[24] « Un frère de ma mère », op.cit. Repris dans BF Recherche, pp. 33-34 (et notes 1 à 3).
[25] Je remarque que Ribono Schelolam (littéralement : Maître du monde) rime curieusement avec pogrom. En réalité, dans le manuscrit, on lit : Rebonè Schelolom, ce qui correspond à la prononciation ashkénaze et yiddish : Riboyno schel oylom (oylom rimant alors avec pogrom). Cette expression est passée en exclamation, mais elle est aussi entrée dans de nombreuses prières et chansons (ex. : A dudele, de R. Lévy-Yits’hak de Berditchev, qui commence par les mots : Riboyno schel oylom).
[26] Référence au psaume 130, 1 [mima’amakim : « Des profondeurs, je crie vers toi, IHVH-Adonaï »], connu sous son titre latin De profondis clamavi (titre d’un poème de Baudelaire). Mais référence aussi aux cris d’Israël en Égypte : « Les enfants d’Israël gémissaient encore sous la servitude, et poussaient des cris. Ces cris, que leur arrachait la servitude, montèrent jusqu’à Dieu. /Dieu entendit leurs gémissements, et se souvint de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob./ Dieu regarda les enfants d’Israël, et il en eut compassion (Ex 2, 23-25).
[27] L’expression est empruntée au poème : « La chair a beau crier », MdF p. 165.
[28] Fondane semble ignorer que le Kaddich, appelé parfois : « la prière des morts », est rédigé essentiellement en araméen, malgré quelques expressions en hébreu. Il l’ignore toujours en 1938, lors de l’enterrement de Chestov (BF Recherche, p. 211). Dans les strophes alphabétiques de L’Exode, il intervertit systématiquement les consonnes Ayine et Pé (qu’il appelle Phé). Dans le texte « La Mystique » (E), de Judaïsme et Hellénisme, il écorche le mot Hitlahavoute (qu’il nomme Halahabut ; BF Recherche, p. 113) et dans L’Exode l’appellation Eloheynu devenue Elochenu (voir supra note 13). Il ne cite jamais un verset en hébreu, mais plutôt dans le latin de la Vulgate : A part Super flumina Babylonis (que tout juif familier de la prière après le repas et des Psaumes appellerait : ‘Al neharoth Bavel), il cite le Psaume 81, 6 : Dii estis et filii excelsi omnes dans Le Lundi existentiel et le dimanche de l’Histoire (BF Recherche p. 215), qu’il donne par erreur comme le Psaume 86 ; dans l’exergue du même texte, il cite « Sabbatum propter hominem factum est et non homo propter Sabbatum » (Marc, II, 27), qu’il traduit curieusement par : c’est la Loi qui a été faite pour l’homme et non pas l’homme pour la Loi (au lieu de « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ». Et il ignore qu’un texte similaire apparaît dans le Talmud : « Le Chabbat vous a été donné, ce n’est pas vous qui êtes donnés au Chabbat » (Yoma 85b).
[29] « Dans le cimetière juif de Jassy », Lumea evree, le 14 février 1920 et Rampa, 5 mai 1921. Repris dans BF Recherche, pp. 26-29, traduit par Marlena Braester. Ici : BF Recherche, p. 27.